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Photo du rédacteurGuillaume Dubigny

Est-il facile de composer avec un logiciel de musique électronique ?

Cet article fait partie d'un travail de recherche que j'ai réalisé dans le cadre de mes études au sein de la classe d'histoire du CNSM en 2021/2022. Pour écrire cet article j'ai utilisé les entretiens que j'ai réalisé avec les compositeurs de musique électronique Aalson, Ceas, Claws SG, Maxime Dangles et Scan X.


Le premier logiciel dans les années 1990 pour la musique électronique était Cubase[1]. Pour la composition de son premier album « Shot in the Dark » en 1994, Laurent Garnier fait une liste de son matériel :


« synthétiseurs (DX 100, Juno 106, […]), boîte à rythmes, sampler (Akai S1000) [,] un ordinateur noir et blanc Atari 1040, un logiciel de composition musicale Cubase piraté, et la fameuse TB303. Un matériel rudimentaire, à un prix accessible[2]. »

L’ordre des machines donné et le lexique utilisé (« la fameuse TB3030 ») par Laurent Garnier permettent de déceler une préférence pour les synthétiseurs et autres outils physiques, l’ordinateur et Cubase n’étant que des accessoires. A cette époque, le travail créatif se réalisait depuis les machines, l’ordinateur et son logiciel n’étant qu’un outil pour l’organisation. Par ailleurs, les possibilités de ces derniers étaient limitées. Scan X précise :


« Moi j’ai eu la première version de Cubase en 1992, c’était la 1.0, c’était le tout début. A l’époque, ça n’envoyait que du MIDI[3]. Donc ça ne générait pas de son, elle pouvait piloter les machines, un parc hardware. Le début de l’audio, donc de l’ordinateur qui génère du son est aux alentours des années 1997[4]. »

Ce n’est qu’à l’approche des années 2000 que le logiciel prit une grande importance pour la création. Ce nouvel intérêt a entraîné la création de stations audionumériques s’éloignant de la logique du studio (comme Ableton ou encore FL Studio), et a fait introduire à cette époque d’autres utilisateurs que des passionnés de techniques. C’est ce que raconte un journaliste à partir de propos de Laurent Garnier :


« Laurent Garnier a vraiment eu le sentiment que [des compositeurs de l’IRCAM] étaient dépassés par des gamins de 17, 18 ans qui surfent sur internet pour prendre des plug in – programme de traitement et de design du son – et se faire leur propre musique sur ordinateur. “C’est vrai qu’aujourd’hui on n’a plus besoin d’instruments. Avec un ordinateur, on peut tout faire. C’est la raison pour laquelle la musique électronique a autant changé en aussi peu de temps. Depuis deux ans seulement, la production est stupéfiante”[5]. »

L’arrivée de nouveaux types d’utilisateurs s’explique par la volonté des entreprises des logiciels d’en augmenter le nombre. Pour cela, l’interface des logiciels de composition a été développé vers une facilité d’utilisation. Le logiciel Ableton sera pris comme exemple pour expliquer ce phénomène.


Dans un article Nick Prior a montré que depuis les années 1990 ces logiciels s’étaient progressivement détachés du système de représentation du matériel de studio[6]. À propos de la « session arrangement » de Ableton, il décrit la présence d’un « technopaysage[7] » qui ne provient pas du matériel de studio, mais bien une abstraction permise par le logiciel. L’utilisateur peut ainsi composer dans le « paysage », un espace proposé avec certaines actions déterminées. Dans l’histoire de la conception logicielle la notion d’intuitivité était dès les années 1970 un axe d’utilisation[8]. De plus, la conception de l’interface comme une fenêtre permettant d’interagir visuellement avec des objets a permis de conceptualiser le : « glisser-déposer, surlignage, menus déroulants, couper-coller[9] ». Lorsque l’utilisateur ouvre le logiciel, il se retrouve devant un « paysage numérique malléable[10] ». Nick Prior fait remarquer que lorsque l’utilisateur compose, il agit aussi bien avec des clics et des mouvements de curseurs, qu’avec des « notes jouées sur un clavier ou une guitare[11] ». Cette multiplicité d’éléments hétéroclites nécessite une manipulation aisée du logiciel dans un langage commun.


Les recherches dans la conception logicielle ont permis de mettre en place la représentation visuelle des outils sous le mode de la métaphore. Ainsi, Robert Strachan indique que « la barre horizontale pour la représentation visuelle de certaines informations musicales spécifiques (les barres de mesure en forme de cubes, des graphiques représentant les ondes acoustiques, des “piano rolls”, des séquenceurs pas à pas, etc.) » est devenue commune dans les DAW[12]. La composition dans un logiciel musical se déploie dans une abstraction qui leur est propre. C’est ce que Paul Théberge décrit :


« les musiciens et les ingénieurs de studio ont développé une “théorie” virtuelle du son à travers le déploiement d'expressions métaphoriques et d'oppositions binaires qui, d'une part, définissent leur expérience du son de manière significative et, d'autre part, aident à organiser leurs activités de création sonore[13]. »

Parmi les théoriciens qui ont aidé à la théorisation de l’interaction homme-machine, Gibson a beaucoup apporté avec son concept d’affordance[14] (traduit par saillance[15]). Robert Strachan explique : « ce terme, dû à Gibson (1966), vise à décrire toutes les possibilités d’action d’un objet telles que les perçoit l’acteur[16] ». Pour Robert Strachan, les conséquences dans la manipulation du logiciel de musique impliquent qu’actuellement le travail créatif musical de l’utilisateur contient des possibilités telles que « l’essai, l’erreur, la production d’éléments sonores appropriés, la structuration d’un morceau de musique et l’organisation spatiale du son dans un enregistrement[17] », autant de processus permis et proposés par le logiciel de composition lors de sa manipulation. Les procédés d’annulation, de modifications perpétuelles sont des possibilités du logiciel.


Les sociologues indiquent que les manipulations possibles dans un logiciel sont permises par les saillances. Des manipulations sont communes mais certaines peuvent avoir des applications différentes pour les compositeurs. C’est ce qu’expliquent Clément Combes et Fabien Granjon lorsqu’ils parlent de « prises » différentes qui sont rendus possibles par la multiplicité de l’offre proposé[18]. Ainsi, Ceas témoigne d’une approche différente par rapport à Aalson alors que le résultat est le même : « je monte[19] mes synthés avec un auto filter et [Aalson] ne l’utilise pas du tout pour les montées mais utilise plutôt un équaliseur. » Ici, il y a deux possibilités possibles pour un objectif identique, les applications sont différentes. De plus, le terme utilisé « monter » indique que la pensée de la composition est influencée par la structure du logiciel.


En revanche, il est possible d’avoir une manipulation uniforme des utilisateurs du logiciel. Par exemple, lors de l’utilisation du logiciel avec le preset. C’est un ensemble de paramètres pré-enregistrés sur une machine ou bien des outils informatiques. Lors de l’achat de l’outil, l’entreprise propose toujours des preset intégrés. L’utilisation de preset entraîne des manipulations identiques du logiciel. En effet, depuis les années 2000, il est possible de se fournir en une grande quantité de preset par internet.


Maxime Dangles s’étrangle :


« […] les producteurs d’aujourd’hui qui font les tubes à la radio ne se prennent pas la tête. Par exemple, je fais du sound design[20] pour une marque qui n’ont pas mal de VST. Il m’est arrivé pleins de fois de me balader ou bien de faire des courses dans un supermarché et d’entendre la musique avec mon preset. Le mec n’a même pas modifié les paramètres, il a pris la configuration de base que j’avais fait[21]. »

Pour les concepteurs de logiciels, créer des preset permet de rendre les DAW de plus en plus intuitifs. Ici, Maxime Dangles regrette que cette facilité prenne le pas sur la créativité. Clawz SG pointe ce problème :


« Maintenant un gars qui n’a rien fait, avec tous les outils qu’il y a, il pourra faire en trois mois un morceau écoutable. S’il ne sait pas faire des accords, il y a des logiciels qui existent pour les créer selon les notes que tu donnes. Des variantes sont données, il n’a plus besoin de créer mais il n’a plus qu’à choisir. Le problème est que ces outils sont uniques et tout le monde les utilise. Beaucoup de gens travaillent avec quelques outils. Ainsi, on se retrouve avec les mêmes suites d’accords. Ça sort du même logiciel[22]. »

La présence du preset dans la musique électronique facilite la création mais entraîne une uniformisation du genre. Mike Daliot développeur et sound designer chez Native Instruments explique que ce phénomène n’était pas prévu aux débuts des années 1990 :


« Comme toujours, les presets étaient censés montrer les possibilités de l’instrument. Et c’était ça le problème : comme l’instrument ne produit pas de sons pouvant être joués, mais uniquement des “compositions” ou des structures ambient, tu n’obtiens pas de sons destinés à être incorporées dans quelque chose, mais, qui en quelque sorte, tiennent tout seuls. C’est comme si l’instrument était livré avec une sorte de compilation d’artistes en train de l’utiliser. Les gens prenaient ça et s’en servaient comme de n’importe quel preset. Par exemple, dans la pub Audi, ils ont mis un filtre dessus et c’est tout. En fait, c’était le travail d’Hannes Strobl, et ils auraient dû lui verser un cachet. Même si, bien sûr, légalement, quand tu signes pour travailler à la création de presets, tu renonces à tout[23] »

L’utilisation des preset s’est démocratisée progressivement depuis la numérisation des outils dans les années 2000 pour devenir des moyens pour la composition à cette époque alors que les compositeurs des années 1990 avaient la démarche de créer leurs propres sonorités[24].


Dans les années 2000, la diffusion d’autres logiciels que Cubase a amené un autre public, beaucoup plus jeune, à utiliser les logiciels de composition. La prise de distance avec le modèle du studio s’est accompagnée d'une volonté de faciliter la pratique du logiciel. Cela a entraîné des saillances qui ont modelé la pensée de la composition de musique électronique. L’utilisation de presets qui a contribué à faciliter l’usage des logiciels s’est aussi modifiée au cours du temps : de propositions sonores fournies par une machine, il est devenu un outil premier pour la composition pour certains producteurs. Sur Ableton, l’espace dans lequel le producteur évolue s’identifie à la notion de technopaysage. Cette perspective du « paysage numérique malléable » inscrit l’utilisateur dans le cadre d’un espace.


[1] Cubase est un logiciel de l’entreprise Steinberg qui a été commercialisé dans les débuts des années 1990. [2] Laurent GARNIER, David BRUN-LAMBERT, Electrochoc : l’intégrale 1987-2013, Paris Flammarion, 2013, p. 163. [3] Le « MIDI », Musical Instrument Digital Interface, est un protocole de communication utilisé pour le fonctionnement des machines entre-elles et avec l’ordinateur. [4] Entretien avec le compositeur réalisé le 13 mai 2022.

[5] Article « La musique avant la techno » d’un journal dont le nom n’est pas communiqué. 2004 https://www.laurentgarnier.com/lg--subpage--1966--press.html#!1530___974 (consulté le 19 mai 2022). [6] Nick PRIOR, « OK COMPUTER: Mobility, software and the laptop musician », Communication & Society, n° 11, 2008, p. 912-932.

[7] « Le concept de “technoscape” vient des travaux d'Appadurai (1990) dont la définition pointe vers sa relation aux socio-technologies et aux formes spatiales comme à la fois des représentations (comme dans les paysages) et des relations matérielles entre les objets physiques et les corps (voir aussi Sheller et Urry, 2006) ». Nous traduisons. Ibid.

[8] « Les DAW mettent fréquemment en avant la notion d’“intuitivité” (Norman, 1988 ; Turner, 2008), devenue incontournable depuis que le secteur informatique en a compris le potentiel commercial et culturel : l’expression “facile à utiliser” et le concept d’“architecture de l’information” s’affirment comme principes directeurs des développeurs de logiciels dès le début de la décennie 1970 (Mulvey, 1979 ; Ding et Xia, 2010), dans leur but de conquérir le nouveau marché des loisirs et des affaires. » Robert STRACHAN, « Affordances, stations audionumériques et créativité musicale », Réseaux, n° 172, 2012, p. 126.

[9] Robert STRACHAN, « Affordances, stations audionumériques et créativité musicale », op. cit., p. 129. [10] Nick PRIOR, « Musiques populaires en régime numérique : Acteurs, équipements, styles et pratiques », op. cit., p. 83.

[11] Ibid.

[12] « DAW » est l’acronyme de « Digital Audio Workstation », c’est-à-dire la « station Audionumérique ». Les utilisateurs prennent souvent cet acronyme pour désigner le logiciel de composition.

[13] Nous traduisons. Paul THÉBERGE, Any Sound You Can Imagine: Making Music/Consuming Technology, op. cit., p. 207.

[14] James GIBSON, The senses considered as perceptual systems, Boston, Houghton Mifflin, 1966.

[15] « Saillance » est une traduction que propose Antoine Hennion et ali dans Antoine HENNION, Sophie MAISONNEUVE, Emilie GOMART, Figures de l’amateur, op. cit. C’est le mot que nous utiliserons par la suite pour désigner le concept d’affordance.

[16] Robert STRACHAN, « Affordances, stations audionumériques et créativité musicale », op. cit., p. 122-123. [17] Ibid., p. 123.

[18] « Pourtant, si les prises par lesquelles passent la production de l’amateurisme sont il est vrai assez similaires d’un amateur à l’autre (e.g. l’utilisation de supports et d’équipements identiques), les modes d’actualisation de ces prises peuvent être en revanche sensiblement différentes (e.g. une fonctionnalité qui sera centrale dans les usages des uns et absente des usages des autres) » dans Fabien GRANJON, Clément COMBES, « La numérimorphose des pratiques de consommation musicale. Le cas de jeunes amateurs », op. cit., p. 295. [19] « Monter un instrument » signifie faire progressivement apparaitre un instrument avec un filtre passe-bas qui monte dans les fréquences. L’instrument est ainsi de plus en plus clair et présent à l’oreille du fait des fréquences de plus en plus aigües.

[20] Le sound design est la pratique de créer une sonorité à partir d’éléments d’un synthétiseur ou bien d’outils informatiques.

[21] Entretien avec le compositeur réalisé le 31 janvier 2022.

[22] Entretien avec le compositeur réalisé le 22 janvier 2022.

[23] Mike DALIOT, Stefan GOLDMANN, entretien, « Le grand complot des presets », Audimat¸ no 5, 2016, p. 196.

[24] « Dans les années 1990, à un moment donné, c’était presque un mouvement: on refusait l’idée de se contenter d’emprunter un son quelque part. C’est presque devenu une question d’éthique. Aucun preset, aucun sample utilisé deux fois... » Ibid., p. 153.


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