Cet article fait partie d'un travail de recherche que j'ai réalisé dans le cadre de mes études au sein de la classe d'histoire du CNSM en 2021/2022.
Le statut de « compositeur de musique électronique » est flou. Sur le site Wikipédia dans les catégories « Producteur français de musique électronique » et « Compositeur de musique électronique » sont présents différents noms de la scène électronique française dans les deux catégories. David Guetta est attribué dans les deux listes sans explications.
Capture d’écran réalisée sur le site Wikipédia le 18 octobre 2022
Capture d’écran réalisée sur le site Wikipédia le 18 octobre 2022
Très tôt, les créateurs de musique à l’aide de l’électronique ont traduit leur gêne à propos d'être « compositeur de musique électronique ». Brian Eno déclarait déjà en 1983 :
« Je ne sais ni lire ni écrire la musique, et je ne joue d’aucun instrument parfaitement. Par le passé, personne n’aurait pu imaginer devenir compositeur dans ces conditions. Cela n’aurait pas été possible. Comment y serais-je arrivé moi-même, sans bandes enregistrées ni aucune technologie[1] ? »
Dès le début des années 1980, les notions de « musique » et de « musicien » ont été remises en question dès qu’il s’agissait de musiques provenant d’outils électroniques[2]. Nick Prior appelle « nouveaux amateurs[3] » ceux qui utilisent les musiques électroniques dans la perspective de « musiquer[4] ». De nouvelles pratiques et approches sont apparues, où le partage de techniques entre amateurs est essentiel dans la production musicale[5]. Terence Fixmer indique que ses débuts dans la composition de musique électronique proviennent de sa relation avec un ami : « je produis de la musique depuis 1993, c’était en parallèle à mes études. Ce n’était pas prévu. C’était un ami qui faisait de la musique, et j’étais passionné par la techno[6]. » Maxime Dangles, quant à lui, témoigne que ses débuts dans la musique électronique, à la fin des années 1990, étaient surtout accompagnés d’une volonté de comprendre comment l’informatique fonctionnait, l’arrivée d’internet permettant de répondre à cette curiosité :
« […] j’ai eu la chance que ma mère soit férue d’ordinateurs, on a eu internet tout de suite à la maison, ça a dû aider. Ma mère me laissait faire n’importe quoi sur l’ordinateur, j’étais déjà dans une démarche d’essayer de comprendre comment ça fonctionne, d’aller au bout du truc. Il faut de la curiosité pour s’amuser[7]. »
Pendant toute la décennie 1990, la pratique de la musique électronique est façonnée par la curiosité pour l’informatique sans attentes musicales quelconques. Ces « nouveaux amateurs » n’ont pas de liens avec le métier de musicien. Pour Maxime Dangles, être ou ne pas être « musicien » n’a jamais été une question : « Je ne me suis jamais dit que j’étais musicien. Je ne me suis pas posé ces questions-là, je faisais juste écouter mes morceaux à mes potes. Je me demande même si ces questions sont existentielles[8]. »
Les chercheurs anglo-saxons ont proposé certaines formules pour désigner ces nouveaux profils : le « musicien numérique[9] », un « chanteur-parolier-producteur-ingénieur du son-musicien[10] », un « nomade numérique[11] », Brian Eno parle même de « peintre[12] ». Certains soutiennent que la notion d’« auteur » pose problème dans cette musique[13] et que la « disparition » de l’auteur s’est amplifiée récemment avec le phénomène des ghostwriter[14].
La facilité de créer des musiques électroniques a donc entraîné une porosité de la frontière entre les amateurs et les professionnels[15].
Parmi toutes les personnes que nous avons rencontrées pour ce travail celles qui avaient le plus de facilité à se dire musicien sont également instrumentistes et savent lire des partitions de musique[16]. Celles qui n’ont jamais suivi de formations dans la pratique de la musique préfèrent être appelées « créateur » ou bien « compositeur ».
Pour les concepteurs de DAW[17], la définition ambiguë des utilisateurs a été prise en compte dès les débuts de la conception d’outils informatiques dans les années 1970[18]. Dans cette perspective, il est possible de comprendre les caractéristiques de l’« utilisateur projeté[19] » par l’entreprise Ableton[20] en 2007.
Sur le site d’Ableton, pour la présentation du logiciel, voici les catégories d’utilisations actuelles que l’entreprise met en avant :
Capture d’écran réalisée sur le site d’Ableton https://www.ableton.com/ le 6 juin 2007
Sur les neuf catégories proposées, deux entretiennent un rapport avec la musique (« for Players and Composers », « For DJs »), deux avec la pratique de la musique dans un studio (« For Studios », « Hands On Control ») et cinq mettent en avant les possibilités informatiques du logiciel, (« Uninterrupted Creative Flow », « Defy the Timeline », « No Idea Lost », « Elastic Audio » et « For Sound Designers »). Les deux dernières promeuvent la curiosité technique de l’utilisateur. Ainsi, une seule caractéristique concerne véritablement une dimension musicale. L’utilisateur ciblé par Ableton est donc une personne curieuse en informatique et qui aime la musique sans pour autant se dire « musicien ».
Le profil des créateurs des musiques électroniques est difficile à déterminer. Il varie selon les pratiques personnelles que ce soit le « peintre » ou bien le « musicien nomade ». Dans les années 1990, l’arrivée de la technologie dans les foyers domestiques a permis à de « nouveaux amateurs » de s’intéresser aux outils électroniques. Cela a contribué à l’émergence d’une musique fabriquée par ces utilisateurs. Les notions de « musique », de « musicien » leur étaient étrangères. Le plaisir de faire partager sa musique avec ses proches et l’utilisation des techniques de création ont amplifiés ce phénomène, notamment grâce à internet depuis les années 2000. Depuis vingt ans, la démocratisation de la musique a entraîné une perte d’individualité dans la création sonore. Par exemple, le recours aux ghostproducers rend la notion d’auteur floue. Aujourd’hui, les logiciels de musique sont façonnés selon les « utilisateurs projetés » de l’entreprise. Ces derniers découlent des usages des années 1990. Ils peuvent créer de la musique sans avoir à acquérir des connaissances au préalable, l’essentiel étant d’avoir de la curiosité et du plaisir à utiliser le logiciel. Aujourd’hui, le statut de « compositeur » est accepté par la plupart des utilisateurs qui vivent de leur musique. Par abus de langage, ils se nomment entre eux « producteur ».
[1] Brian ENO, « The Studio as Compositional Tool », (1ère édition en 1983) Christoph COX, Daniel WARNER, dir., Audio Culture: Readings in Modern Music, London, Continuum, 2004. Ce texte a été traduit en français dans l’article de Paul HARKINS : « La transmission perdue et retrouvée. Le sampler comme outil de composition et de décontextualisation de l'enregistrement », Réseaux, n° 172, 2012, p. 112.
[2] « Par conséquent, Goodwin soutient que la disponibilité de matériel d'enregistrement bon marché dans les années 1980 - des séquenceurs et des boîtes à rythmes aux claviers électroniques et aux échantillonneurs - a élargi les concepts mêmes de musicien et de musique. » dans Paul HARKINS, Nick PRIOR, « (Dis)locating Democratization: Music Technologies in Practice », Popular Music and Society, n° 45, 2022, p. 85.
[3] Nick PRIOR, « The Rise of the New Amateurs: Popular Music, Digital Technology and the Fate of Cultural Production », John R. HALL, Laura GRINDSTAFF, Ming-cheng LO, dir., Handbook of Cultural Sociology, Londres, Routledge, 2010.
[4] « Musiquer, c’est participer, de quelque manière que ce soit, à une performance musicale, en jouant, en écoutant, en répétant ou en pratiquant, en fournissant un matériau pour une performance (ce qu’on appelle composer) », Christopher SMALL, Musiquer : Le sens de l’expérience musicale, Paris, Editions de la Philharmonie, « La rue Musicale », 2019, p. 33.
[5] Andrew WHELAN, « Do U Produce? : Subcultural Capital and Amateur Musicianship in Peer-to-Peer Networks », Michael D. AYERS, Cybersounds: Essays on Virtual Music Culture, New York, Peter Lang, 2006, p. 57-81.
[6] Entretien avec le compositeur réalisé le 6 avril 2022.
[7] Entretien avec le compositeur réalisé le 31 janvier 2022.
[8] Entretien avec le compositeur réalisé le 31 janvier 2022.
[9] Dans cet ouvrage, Andrew Hugill indique que les qualités nécessaires d’un musicien numérique sont les « sensibilisation aurale, connaissances culturelles, habilités musicale et compétences techniques », mais il indique peu après que ce ne sont pas des « catégories absolues ». Andrew HUGILL, The Digital Musician, London, Routledge, 2008, p. 4.
[10] « singer-songwriter-producer-engineer-musician-sound », Paul THÉBERGE, Any Sound You Can Imagine, op. cit., p. 221.
[11] Tsugio MAKIMOTO, David MANNERS, Digital Nomad, Chichester, John Wiley, 1997. Il s’agit de compositeurs qui voyagent avec leur ordinateur pour composer dans des espaces différents.
[12] « Le son est travaillé directement, il n’y a aucune perte de transmission entre le compositeur et le son qu’il peut manipuler. Cela le met dans la situation du peintre : il travaille directement sur une substance avec son matériel, et il garde toujours l’option de couper et changer, d’effacer un détail, d’ajouter un élément, etc. » Texte écrit en 1983. Brian ENO, « The Studio as Compositional Tool », Christoph COX, Daniel WARNER, dir., Audio Culture: Readings in Modern Music, op. cit. Traduction proposée dans l’article Paul HARKINS, « La transmission perdue et retrouvée. Le sampler comme outil de composition et de décontextualisation de l'enregistrement », Réseaux, op. cit., p. 99.
[13] « La culture de la musique électronique est au moins en conversation, sinon inextricablement liée, avec l'héritage des notions modernistes d'auteur et d'authenticité Mais les musiciens électroniques déstabilisent ces notions en exposant la fluidité des frontières entre la musique générée par l'homme et la machine, ainsi que l'angoisse culturelle face à la dissolution de ces frontières. ». Nous traduisons. Tara RODGERS, « On the process and aesthetics of sampling in electronic music production », Organised Sound, vol. 8, décembre 2003, p. 316.
[14] Paul Nazca : « Il y a énormément de pseudo-artistes qui ont émergés car il y a plein de “ghostprod” ». Entretien avec le compositeur réalisé le 09 février 2022. Le « ghostproducer » est l’équivalent du « nègre » en littérature. Il crée un morceau pour une autre personne. L’artiste qui fait la commande signe le morceau à son nom.
[15] « […] les objets et les outils qui faisaient autrefois toute la différence entre l’amateur et le professionnel, sont aujourd’hui à la portée de l’un comme de l’autre. Les équipements sophistiqués qui érigeaient des barrières financières quasiment infranchissables autour du secteur de la production, ne sont plus une condition préalable à la qualité » dans Nick PRIOR, « Musiques populaires en régime numérique : Acteurs, équipements, styles et pratiques », Réseaux, n° 172, 2012, p. 77.
[16] Il s’agit de Ceas, Mashk et de Nicolas Bougaïeff. Terence Fixmer indique : « lorsqu’on me présente à des amis d’amis comme “musicien”, ça me fait toujours bizarre parce-que je me retrouve face à un vrai musicien et je n’ai rien à lui dire, je ne sais pas parler de musique ». Entretien avec le compositeur réalisé le 6 avril 2022.
[17] « DAW » est l’acronyme de « Digital Audio Workstation », c’est-à-dire la « station Audionumérique ». Les utilisateurs prennent souvent cet acronyme pour désigner le logiciel de composition.
[18] « En examinant le lien entre le développement technique et les représentations culturelles, en particulier celles de l'utilisateur, Bardini et Horvath ont demandé comment les créateurs de l'ordinateur personnel au Stanford Research Institute et au Xerox PARC dans les années 1970 envisageaient l'utilisateur, et comment cela a influencé les décisions prises sur les options techniques » Nous traduisons. Christina LINDSAY, « From the Shadows: Users as Designers, Producers, Marketers, Distributors, and Technical Support », Nelly OUDSHOORN, Trevor PINCH, dir., How Users Matter: The Co-Construction of Users and Technologies, op. cit., p. 30-31.
[19] « Les utilisateurs projetés sont définis avec des goûts, des compétences, des motivations, des aspirations et des préjugés politiques spécifiques ». Nous traduisons. Ibid., p. 31. L’« utilisateur projeté » provient de la conception de Madeleine Akrich dans Madeleine AKRICH, « The de-scription of technical objects. », Wiebe E. BIJKER, John LAW, dir., In Shaping Technology/Building Society, Cambridge (USA), MIT Press, 1992.
[20] Ableton a été fondé en 1999 qui a créé le logiciel Ableton Live. Ce dernier est un des plus utilisés chez les producteurs de musique électronique.
Merci pour toutes ces riches informations ! bravo
Très intéressant. Merci pour ce travail de recherche. C'est rare de voir des compositeurs de musique électronique être mis en avant dans une perspective musicologique.