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  • Photo du rédacteurGuillaume Dubigny

Comment les compositeurs de musique électronique trouvent-ils l'inspiration pour créer ?

Cet article fait partie d'un travail de recherche que j'ai réalisé dans le cadre de mes études au sein de la classe d'histoire du CNSM en 2021/2022.


Dans le cadre d’une publication sur la sociologie du goût, Antoine Hennion écrivait à propos d’une personne décrivant son expérience lors des moments d’écoute : « Dora nous rappelait que le goût, c’est d’abord un opportunisme du moment et des situations. S’introduire dans un répertoire d’objets, qu’on “choisit” au fur et à mesure, d’abord parce qu’ils se présentent à soi[1]. » Dans tous les entretiens que nous avons réalisés, ce qui revient le plus souvent est cet « opportunisme du moment et des situations ». Aalson raconte une expérience de composition après avoir passé une soirée avec des amis : « je rentre à 23h, je n’avais pas sommeil. Et là j’avais envie de faire du son, mais pour m’amuser. Et j’ai finis à neuf heures du matin avec un morceau. C’était génial[2] ». À propos des idées musicales qui surgissent, Wydji parle de « money maker » ou bien de « emotion maker » : « le money maker c’est le truc qui fait “tilter” les gens et qui leur donne envie de réécouter. […] Très souvent je crée à partir de cette séquence trouvée[3] ». Le money maker n’est pas déterminé à l’avance. Paul Nazca rapporte un moment qui a permis de faire surgir ce genre de séquence musicale qui frappe l’oreille : « Pour Memory[4], je bossais avec un ami […] pendant le travail, il y a une idée qui a surgit de nulle part. Je l’ai enregistré et je l’ai mis de côté. J’ai fait un morceau avec. J’ai vu le truc, je l’ai senti. Je l’ai développé[5]. » Il rapporte que c’est un de ses morceaux qui a le plus fonctionné auprès du public.


La nécessité d’être « accroché » par le son a été étudié par les spécialistes de l’amateurisme : « L’offre de la musique […] par le monde du disque la “présente” par des “contours” et des “prises” spécifiques, que “saisit” l’auditeur et qui font que l’œuvre l’“accroche”[6]. » Parmi les types d’amateurs étudiés dans ce même ouvrage, les producteurs correspondent à celui de l’amateur « émotif » :


« Ces “émotifs” appréhendent la musique […] par des catégories sensibles qui ne correspondent pas à sa définition par des critères techniques (époques, genres, langage musical…) […] Les catégories d’appréhension de la musique sont des catégories spontanées, dont la perception est immédiate (le son). […] l’ignorance des formes et techniques spécifiques de la musique […] est parfaitement assumée par cette personne, pour qui cela ne constitue pas un obstacle à son audition, et qui construit positivement son rapport à la musique, et sa passion, en fonction de cela. Les “sensibles” revendiquent ainsi souvent ce rapport à la musique, qui constitue leur “prise” principale et oriente leurs choix et goûts musicaux[7]. »

Nos entretiens avec des compositeurs, confirment que leur rapport à la musique se construit d’abord sur l’émotion[8].


Les moments créatifs des compositeurs de musique électronique dépendent de la situation. Cela vient du fait que leur façon de créer se base sur l’émotion et sur ce qui peut surgir d’un moment à l’autre. La séquence musicale nommée money maker ou emotion maker permet de lancer le processus de composition. L’écoute de la musique électronique entraîne l’attitude de l’émotif, celui qui se laisse porter par le son.


À partir de la deuxième moitié des années 1990, lorsque les producteurs commencent à voyager suite aux succès de sa musique pour jouer dans des clubs, ils disposent de moins en moins de temps pour composer. Laurent Garnier témoignait en 2005 : « Moi, j’ai beaucoup de travail, je n’ai pas cinq minutes devant moi et pas le temps ! Là, pour cet album, j’ai fait de la musique et passé quatre mois dans mon studio […]. Cela ne va pas se reproduire avant deux ans[9] ».


Cet exemple de manque de temps impose la nécessité de pouvoir composer quelles que soient les fluctuations de l’inspiration. Pour cela, plusieurs techniques sont utilisées. Par exemple, le contact avec de nouveaux outils permet de retrouver de la créativité. Maxime Dangles déclare que l’achat d’un synthétiseur peut l’aider car il « est inspirant et débloque des situations où l’on n’a pas beaucoup d’inspirations[10]. ». Dans son étude sur l’intégration de la technique pour les usages domestiques[11], Véronique Beillan indique que le besoin d’utiliser la technique provient d’une « brèche dans l’habitude[12] », lorsque dans la routine de l’exécution des tâches « la représentation de soi ne trouve plus son accord “spontané” avec les gestes accomplis[13] ». Dans le cas de Maxime Dangles, la « brèche dans l’habitude » est le moment où la créativité patine. Ainsi, cette étape entraîne l’achat d’un autre synthétiseur, afin que le compositeur puisse retrouver une spontanéité dans les gestes de sa création.


Une deuxième technique est partagée par Aalson où dans un entretien il parle de « management de l’inspiration » :


« Quand j’envisage de faire du son, la première question que je vais me poser est : “est-ce que je veux le faire ?” Si la réponse est non, je n’y vais pas, ce n’est pas grave. […] Par contre, là où je vais faire du management de l’inspiration c’est que si je n’ai pas envie, je vais aller faire quelque-chose qui va me donner envie de faire du son. Par exemple, m’ennuyer. Je me suis déjà forcé à m’ennuyer, m’asseoir sur un canapé, téléphone éteint et télé éteinte […]. Une heure après tu as envie de faire du son et ça se passe bien. […] Il y a des exercices de “sound design”. Je ne suis pas inspiré, mais je vais dans le studio et pendant 2 heures j’essaie de créer un synthétiseur[14] intéressant. Dans le pire des cas, le synthétiseur fonctionne et tu l’enregistres, dans le meilleur des cas, il t’inspire et, avec, tu peux commencer un morceau[15]. »

Dans la musique électronique, passer du temps à manipuler l’outil, permet de faire émerger des sonorités créatrices. L’exercice de sound design est un de ces moments[16].


Une troisième technique s’est développée depuis la deuxième moitié des années 2010 avec l’utilisation des sites de streaming. En opposition aux deux exemples précédents, un autre producteur, Ben C, utilise des réalisations achevées pour composer :


« […] on ne crée pas d’une page blanche, on ne tâtonne pas pour voir ce qu’il en sort. On regarde ce qui a marché dans ce qu’on a fait, par rapport aux statistiques, pourquoi ça n’a pas mieux marché, peut-être à cause du faible nombre de public. Peut-être qu’on n’est pas fait pour aller sur ce créneau-là, on va adapter la musique pour aller sur d’autres voies où on sait faire[17]. »

Le producteur peut analyser le comportement des auditeurs par rapport à ses propres musiques en se reportant à des outils d’analyses proposés par les sites de streaming[18]. Ben C analyse le résultat de ses propres musiques pour adapter sa création. Ici, le procédé est différent par rapport à celle d’Aalson et Maxime Dangles. Là où les deux derniers « tâtonnent » pour provoquer l’inspiration, Ben C part de l’espace formalisé par le « marché » pour composer.


Avec ces trois exemples, le rapport à la page blanche du compositeur de musique électronique se précise. Selon les cas, celui-ci passera par l’achat d’un nouveau synthétiseur, la provocation de l’ennui et la création d’une sonorité propre, et enfin, récemment, l’étude du marché du streaming musical. La technologie a donc un impact crucial sur l’inspiration, que ce soit à-partir des machines elles-mêmes ou bien à partir des moyens de diffusions de la musique plus récemment.

[1] Antoine HENNION, « Réflexivités. L'activité de l'amateur », Réseaux, n° 153, 2009, p. 74.

[2] Entretien avec le compositeur réalisé le 3 décembre 2021.

[3] Entretien avec le compositeur réalisé le 27 octobre 2021.

[4]Memory est un morceau composé par Paul Nazca qui a été publié en 2017.

[5] Entretien avec le compositeur réalisé le 09 février 2022.

[6] Antoine HENNION, Sophie MAISONNEUVE, Emilie GOMART, Figures de l’amateur, op. cit., p. 107-108.

[7] Ibid., p. 125.

[8] « Mon objectif quand je compose est de procurer des émotions » (Entretien réalisé avec Wydji le 27 octobre 2021), « le premier point est de rechercher une émotion, quelque-chose qui parle à moi, pas qui va parler aux autres. Il va y avoir certaines notes qui vont me procurer une émotion forte. » (Entretien réalisé avec Aalson le 3 décembre 2021), « je crée quelque-chose qui donne de l’émotion » (Entretien réalisé avec Paul Nazca le 09 février 2022).

[10] Entretien avec le compositeur réalisé le 31 janvier 2022.

[11] Véronique BEILLAN, « Innovation technologique et pratiques domestiques : analyse d'une expérience domotique », Sociétés contemporaines, n° 17, mars 1994, p. 99.

[12] Expression reprise de Jean-Claude Kaufman dans Jean-Claude KAUFMAN, « Les résistances au lave-vaisselle », Alain GRAS, Bernward JOERGES, Victor SCARDIGLI, dir., Sociologie des techniques de la vie quotidienne, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 201-207.

[13] Ibid.

[14] « Créer un synthétiseur » signifie mettre en place certains paramètres du synthétiseur pour créer une nouvelle sonorité à partir de la machine.

[15] Entretien avec le compositeur réalisé le 3 décembre 2021.

[16] L’affût des compositeurs de musique électronique aux sonorités pour démarrer une composition est un phénomène relevé par Robert Strachan : « les caractéristiques émotionnelles d’un son spécifique, que ce soit une tonalité synthétisée, un murmure ambiant enregistré ou les sonorités harmoniques d’un réglage de réverb particulier, peuvent être le facteur déclenchant du processus créatif », Robert STRACHAN, « Affordances, stations audionumériques et créativité musicale », op. cit., p. 131

[17] Entretien avec le compositeur réalisé le 9 novembre 2021.

[18] « Spotify for Artists », « Deezer for creators », « Apple Music for artists » sont des sites et applications proposés par les sites de streaming eux-mêmes afin que les compositeurs puissent regarder le nombre d’écoutes selon le sexe, le lieu, les sources des écoutes (playlist, recommandations algorithmiques, profil de l’artiste).

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